L'écriture du haïku
Malgré ses contraintes (5,7,5 syllabes, mot de saison et césure), le haïku semble simple à écrire. Les débutants s’y mettent volontiers, et pourtant il reste un défi de simplicité pour les poètes expérimentés.
Il est bref, ce qui facilite grandement sa pratique dans des vies contemporaines bien
remplies. Facile à publier, à échanger : une forme parfaite pour un concours.
Il met en scène la relation du haïjin (poète de haïku) avec son environnement. En cela, il incite ses adeptes à une sorte d’écologie mentale.
Concentration pour écrire des haïkus
Le haïku étant bref et pouvant se composer facilement dans la tête, sa pratique au long d’une journée constitue une sorte de méditation active. En traversant sa vie avec une attention à la moindre chose qu’il rencontre, le poète réalise une sorte de fusion de son corps, de son esprit et du monde, une concentration ouverte qui l’enrichit, non seulement par la création de poèmes, mais aussi par l’unité de soi-même et du monde qui se développe peu à peu.
Le poète mal réveillé entrant dans sa douche, au milieu du carrelage blanc, peut se poser cette question. Un petit détail de la réalité lui apporte une réponse qui constitue une sorte d’acquiescement à l’existence : oui, les choses changent, tu vieillis, et il arrive du nouveau chaque jour, même une invisible disparition. Beaucoup de personnes qui écrivent des haïkus disent que le haïku est pour eux bien plus qu’un poème, bien plus qu’une pratique d’écriture. C’est aussi une façon de vivre, une attention qui peu à peu modifie leur vie et leur façon d’être.
Par Jean Antonini
Ponctuation dans le haïku
En matière de ponctuation, les nombreuses publications francophones de haïkus font apparaître des pratiques d’une grande diversité. Certains auteurs ne ponctuent pas du tout leur haïku, ni n’utilisent la majuscule au début du premier vers. D’autres optent pour une ponctuation minimale. D’autres enfin ponctuent leur haïku comme tout autre écrit, utilisant la gamme complète des signes typographiques. Voici un exemple de trois versions du même haïku, ponctué ou non :
Vignes rouges
au pied de la Ste Victoire ;
le sang de Cézanne.
Vignes rouges –
au pied de la Ste Victoire
le sang de Cézanne…
Vignes rouges –
au pied de la Ste Victoire
le sang de Cézanne…
Par M. Gonfalone
La question n’est pas : Laquelle de ces trois versions est la meilleure ? Mais : Qu’apporte au haïku l’absence de ponctuation matérialisée ? Je préciserai plus tard la distinction entre ponctuation matérialisée et ponctuation perceptible dans l’écriture elle-même.
L’absence de ponctuation manifeste est un facteur de liberté. D’une part, elle autorise le lecteur à se ménager des pauses là où bon lui semble. D’autre part, quoique source d’ambiguïté dans l’interprétation du poème, elle stimule l’imagination – suscitant diverses hypothèses de lecture. Ceci est particulièrement frappant dans les haïkus présentant un vers pivot. Comme par exemple dans la troisième version du haïku cité plus haut. Avec une ponctuation marquée, le lecteur est orienté vers un sens ; il peut même éprouver le sentiment qu’une lecture lui est imposée.
L’auteur est libre de ponctuer ou pas, certes, mais il peut aussi créer des espaces, des « blancs », qui ne sont pas pour autant du vide. Les blancs aussi font sens, tout comme le silence.
Un point c’est clos
Combien me gêne le point final dans un haïku. Le point ferme, c’est une clôture. Figé, l’instant du haïku ! Or, le poème devrait, à mon sens, laisser en suspens l’évocation et l’impression, qui continueraient à faire leur chemin dans l’imagination du lecteur, comme l’écho répercutant le son amplifié.
« Pourquoi fermer ce qui ne demande qu’à être ouvert…Pourquoi alourdir ce qui doit demeurer en suspens ? » (Maurice Coyaud : Fourmis sans ombre, 1978).
Ah ! La belle langue française !
Nous sommes tous peu ou prou victimes de la façon dont la langue nous a été enseignée à l’école et du rapport que nous avons avec le langage. Nos références en matière de ponctuation nous viennent des normes du « beau style », généralement romanesque et presque exclusivement dixneuvièmiste.
Des poètes contemporains nous ont heureusement rappelé qu’un poème n’est pas, d’un point de vue formel, un écrit discursif, explicatif, ou argumentatif, conformément à la classification convenue pour la prose du récit, laquelle résulte du dualisme établi entre prose et poésie, niant que la prose a aussi sa poétique se constituant « rythme-oralité ».
Alors, dispensons-nous des virgules, points-virgules, points de suspension ou d’interrogation ! Cessons de croire que nous rythmons par ces pauses trop appuyées et convenues qui, finalement, canalisent et même musellent le véritable rythme de notre voix.
Il est courant de croire que la ponctuation donne à elle seule, au poème, son rythme. Haïku ou non, le poème a sa propre ponctuation et il semble y avoir « autant de modes de ponctuation que de rythmiques subjectives » (Henri Meschonnic : La rime et la vie, p.268).
Le rythme ne serait donc l’effet ni d’une métrique (5-7-5- ou autre), ni celui de l’usage des signes de ponctuation censés créer la « cadence ».
« Le rythme est, dans le langage, l’inscription de l’homme réellement en train de parler » (Henri Meschonnic : La rime et la vie, p.22).
Il s’agit bien là d’oralité, dans l’écriture, qui n’est pas un mime du parlé. Voici ce qu’écrivait Tristan Tzara concernant la ponctuation dans son Commentaire sur les épreuves d’Alcools, au sujet de la ponctuation du poème de Guillaume Apollinaire, « Le pont Mirabeau » :
« A partir de Zone, tous les poèmes contenus dans le recueil comportent leur ponctuation que, avec beaucoup de soin sur les épreuves (…) Apollinaire a enlevée. Tout particulièrement à la lecture du Pont Mirabeau (…) le ton récitatif du poème semble altéré, tant sa physionomie nous a habitués à le concevoir sans ponctuation.
C’est là sans doute une preuve que la poésie nouvelle, basée sur un débit plus proche de la modulation orale que de la déclamation, doit se passer de la ponctuation signifiée (c’est moi qui souligne).
Sous le Pont Mirabeau coule la Seine
et nos amours faut-il qu’il m’en souvienne
la joie venait toujours après la peine
vienne la nuit sonne l’heure
les jours s’en vont je demeure
Qu’est-ce alors que la ponctuation moderne ? Est-elle fixée par des lois ? Peut-on dire qu’un haïku est bien ou mal ponctué ? Non, elle n’est pas fixée. Rien n’est fixé dans ce domaine, fort heureusement.
« Rien n’est jamais fixé dans le langage. »
(Henri Meschonnic : Le parti du rythme in La rime et la vie, Paris, 1989).
Ce qui me conduit à une dernière remarque :l’établissement des codes de la ponctuation datent du 17ème siècle ; or, la poésie existait bien avant et elle était avant tout « orale ». Ce qui m’amène à penser que le haïku ne gagne rien à être ponctué. Il en perdrait même de son oralité et, le poème, sa « subjectivation ». Le sujet n’étant ni celui de la grammaire, ni le sujet psychologique, c’est le poème qui est « forme-sujet ».
Par Martine Gonfalone-Modigliani
Réflexions sur l'écriture du haïku
Depuis le milieu du 20° siècle, le haïku du Japon a gagné l’espace entier disponible à nous êtres humains, la planète Terre. Il l’a fait grâce à sa concision bien sûr, grâce aux nouveaux moyens de communication bien sûr. Mais c’est surtout, à mon sens, sa qualité essentielle-existentielle qui a permis ce grand voyage.
Essence, existence, sont 2 catégories de la Philosophie (partie Métaphysique) qui ont été longtemps opposées. Un peu comme l’âme/l’esprit et le corps/les sens. Toutes les deux touchent au noyau de l’être humain. Le haïku est une forme poétique essentielle-existentielle car il exprime notre façon d’être au monde à travers corps/sens et âme/esprit, joints.
Sa concision l’oblige à n’aborder que des « questions d’être », sous peine de se dissoudre en un détail, mais de façon immédiate et légère, en quelques mots. Le haïku se tient dans cette tension.
Du fait de notre histoire, de la Philosophie, nous sommes peu habitués à une relation existentielle, une relation globale dans l’espace. Une bonne préparation à l’écriture et à la pensée du haïku peut-être, à mon sens, la pratique de textes courts que j’appellerai « Détails profonds », ou « haïkus horizontaux », car ils sont en prose, ne présentent pas de césure et sont liés exclusivement à l’environnement personnel et à la pratique du langage.
* Quand je parle, mes lèvres bougent.
* Quand je marche, en montée les pas ralentissent, en descente ils accélèrent.
* Quand je place la main près des yeux pour la regarder, je ne vois qu’elle.
* Je sonne à la porte d’une maison et je me recule un peu.
* Pour regarder par un trou, il faut y coller l’?il.
* La vue est imprenable d’une fenêtre, pas d’une montagne.
* Il est difficile de rester longtemps seul avec quelqu’un sans lui parler.
* Je ne fais pas les mêmes gestes quand on me regarde ou quand je suis seul.
* A table, j’aimais ramasser avec la main les miettes éparpillées sur la nappe pendant que les paroles des uns et des autres passaient au-dessus de ma tête.
* A la maison, quand le téléphone sonne, je sursaute.
* Avec l’âge, mon corps s’étend davantage.
* l’odeur de mes genoux n’est pas la même que celles de mes aisselles.
* Pour regarder loin, je place ma main en visière au-dessus de mes yeux.
* Quand le docteur dit : Respirez, je fais du bruit avec l’air qui passe dans mes bronches.
* Quand je sors de la douche, je m’essuie la figure en premier.
* Les pieds me semblent moins utiles que les mains.
* c’est drôle, se mettre un gros morceau de gruyère dans la bouche et ne plus pouvoir parler.
* c’est drôle, se mettre une grosse tomate mûre dans la bouche et ne plus pouvoir parler.
Voilà quelques exemples de ce travail d’écriture. Ce type de texte permet d’explorer notre façon d’être, autant liée à nos sens qu’à une non pratique du langage. Car toutes ces assertions paraissent, une fois écrites, présenter un caractère infantile. En les lisant, on pense : oui, c’est tellement vrai, mais ça semble bête de l’écrire.
Ce qui nous permet de mesurer le silence qui entoure notre être dans son existence corporelle, du fait de notre culture. Je propose à chacun d’explorer de cette manière son champ spatio-temporel.
Par Jean Antonini
Contraste dans le haïku
L’esthétique poétique de Maître Bashô met particulièrement à l’honneur, dans le haïku, un procédé qui consiste à rapprocher des notions opposées. À cet égard, le haïku du vieil étang, qui met en regard l’immuable et le fluctuant, en offre une parfaite illustration :
Ah ! le vieil étang !
une grenouille y plonge –
le bruit de l’eau (1)
Les exemples de ce type ne manquent pas. En témoigne cet autre haïku du poète Santôka :
Au pied de la montagne
sous un soleil bienveillant
une rangée de tombes
Ici, se côtoient pareillement les idées d’éternité et de force, contenues dans les deux figures « soleil » et « montagne », opposées en même temps à celle de fragilité, soulignée par la présence des tombes, rappel de la condition mortelle de l’humain, de passage en ce monde. S’ajoutent naturellement l’opposition ombre et lumière.
Sur l’épaule
du grand Bouddha
la neige a fondu
Shiki
L’héritage taoïste et bouddhiste, présent dans le haïku, tend à lier les notions contraires, ainsi que les deux faces yin et yang d’un objet ou d’un individu.
Les chevaux au galop
reniflant leurs jarrets –
un parfum de violettes
Chiyo-ni
Chez Buson et Shiki, la dimension cosmique (« la foudre », « la Voie lactée ») côtoie le microcosme. Les deux finissent par s’interpénétrer. Effet sublime, du contraste même naît la fusion (« coule », « s’incline »).
Sous la foudre
un bruit de rosée
coule dans les bambous
Buson
Minuit passé –
la Voie lactée
s’incline sur un bambou
Shiki
Chez Buson et Shiki, la dimension cosmique (« la foudre », « la Voie lactée ») côtoie le microa
Hôsaï recourt à semblable procédé, rappelant, selon la philosophie Zen, l’absence de hiérarchie dans l’Univers :
cosme. Les deux finissent par s’interpénétrer. Effet sublime, du contraste même naît la fusion (« coule », « s’incline »).
Sur la pointe d’une herbe
devant l’infini du ciel
une fourmi
Kusatao s’amuse de même à faire se rencontrer l’infini et le minuscule, car il n’existe pas de petit événement. On appréciera au passage l’effet zoom !
dans l’immensité verte
la dent de bébé
point
Buson saisit également de manière savoureuse pareille opposition :
La bourrasque a cessé
une souris
traverse le courant
Quant à Kyoriku, il accomplit des miracles dans sa cuisine, au fond de sa gamelle, où le registre poétique fait irruption en plein prosaïsme :
Au milieu de la casserole
parmi les patates –
le clair de lune !
Ailleurs, se juxtaposent encore deux images, de manière très inattendue :
Verse l’averse d’automne –
j’ai longtemps fait cuire
mes quelques grains de riz
Santôka
Ce procédé, qui consiste à surprendre le/la lect.eur/trice afin de mobiliser son imaginaire, très prisé des Japonais, porte le nom de tori-awase. Il paraît que les Orientaux privilégient plutôt l’ombre à la lumière, tandis que la société occidentale apprécierait davantage la brillance. Le geste de Kyoshi, ci-après, pourrait être pris pour une démonstration de cette préférence :
J’ai jeté
la cétoine
au plus profond de l’ombre
Ailleurs apparaît nettement le pouvoir esthétique de l’ombre, qui souligne le charme – ou le mystère :
La lampe éteinte
les étoiles fraîches
se glissent par la fenêtre
Sôseki
Lucioles ! lucioles !
dans la rivière
les ténèbres coulent
Chiyo-ni
Le poète-peintre Buson sait parfaitement saisir les contrastes :
Hiver désolé –
noir de corbeau
neige d’aigrette
À moins que ce ne soit l’éclat d’un son ou d’un rire, qui vienne trancher avec le climat ambiant…
La nuit tombe sur la mer –
le cri des colverts
s’éclaircit
Bashô
La mort vient –
on rit dans les pruniers
à gorge déployée
Kôi
…ou avec le silence :
Nuit d’été –
le bruit de mes socques
fait vibrer le silence
Bashô
À côté de ces images visuelles ou sonores chargées de sensibilité poétique, d’autres évocations interpellent bien différemment. En effet, les haïjins classiques n’hésitent pas à faire le grand écart dans leurs haïkus, mêlant avec malice et décontraction la souillure à la pureté, le vulgaire ou l’irrévérencieux au sacré :
Sur l’image sainte
elle lâche une fiente
l’hirondelle
Buson
Il chie
le chat errant
dans le jardin tout blanc
Shiki
Au Bouddha
je montre mes fesses –
la lune est fraîche
Shiki
Henri Brunel (2) considère ce genre d’humour comme « un exercice spirituel » et de « salubrité personnelle ». Lieu des contrastes, le haïku classique semble déstabiliser l’esprit et secouer la conscience pour mieux forcer la pensée à se hisser au-delà des apparences.
Il se situe presque toujours dans un entre-deux qui joint, autant qu’il oppose, les deux faces de toute réalité, riche de son envers : la lumière ne se nourrit-elle pas de l’obscurité et le plein du vide ?
Le printemps dans ma cabane –
absolument rien
absolument tout
Sodô
Danièle Duteil
Nota : Les haïkus cités, à l’exception du premier, sont extraits de l’ouvrage Anthologie
du poème court japonais, présentation, choix et traduction de Corinne
Atlan et Zéno Bianu, éditions Gallimard, 2012.
(1) Bashô, Cent onze haiku, traduits du japonais par Joan Titus-Carmel, Verdier, 2003.
(2) Henri Brunel, Les plus beaux contes zen, Calmann-Lévy, 2001.
Dossier de la revue GONG n° 44
Par Danièle Duteil
Équilibre dans le haïku
Équilibre, mot dont le champ est si vaste qu’il semble difficile de le réduire à un sens particulier. Et pourtant, le haïku l’absorbe entièrement pour en faire ressortir la beauté. Être en équilibre, sur un fil, le fil de la vie. En équilibre en regard de l’espace, du temps qui s’écoule, du vide dont ils sont porteurs, en regard des multiples éléments matériels et immatériels qui composent ce temps et cet espace.
Être équilibré, dont le sens est différent, permet de se sentir en état de liberté égale par rapport à divers pôles opposés. Liberté intérieure et extérieure de ce « funambule » de l’existence qui traverse les mille aléas du temps et de l’espace, conditionnée par sa parfaite maîtrise du fil qui le porte.
À l’instar d’un funambule, le haïkiste garde en lui cette liberté harmonieuse qui le maintient à distance de tous les composants de sa vie et des aléas qu’elle génère. Les vers qu’il écrit, tant au niveau du fond que de la forme, portent en eux cette distanciation dans laquelle le haïku prend sa source.
Ainsi, tous les éléments qui composent la structure d’un haïku ne sauraient être en équilibre s’il n’y a distanciation nécessaire dans le regard que porte le haïjin aux êtres, aux choses et à la nature. De tous ces éléments par rapport auxquels la distanciation s’opère, le Temps est le plus important. Car c’est lui qui s’écoule sur le fil de notre vie, c’est de lui que se délient la plupart de nos attachements, et c’est encore lui qui peut nous faire pencher vers le Passé ou le Futur.
Le haïkiste ne penchera ni d’un côté ni de l’autre mais restera en équilibre sur le « fil » du présent. La référence aux saisons – kigo – , présence à la fois de l’impermanence et de la permanence dans leur récurrence régulière, l’aide à l’y maintenir. L’équilibre entre le fueki (l’éternité qui nous dépasse) et le ryûkô (l’éphémère qui traverse toute existence) surgira alors.
Il aura néanmoins une vision particulière du Temps, un peu de ce que possèdent certains yogin brahmanistes, c’est– à– dire une perception globale de l’existence, selon laquelle l’esprit perçoit « les trois aspects du Temps ». Car s’il se situe au « fil » du présent, il garde en lui néanmoins la conscience du passé et du futur dans le but de mieux appréhender l’instant présent. Ainsi ce très beau haïku de Issa :
Sous les cerisiers ce soir
Aujourd’hui déjà
est bien loin !
montre dans le premier vers combien le poète est conscient de l’instant présent. Mais le poète est aussi conscient du passé – déjà derrière lui – dans les deux derniers vers, sachant pourtant qu’il ne devrait pas évoquer le passé puisqu’en cette soirée d’été sous les cerisiers en fleurs, la journée n’est pas finie. Par ailleurs, il demeure conscient du futur en supposant qu’il imagine déjà la soirée finie et qu’à ce moment là, il sera susceptible de ressentir une certaine nostalgie de cette journée sans doute passée agréablement.
Émotion subtile exempte d’attachement. C’est également par rapport aux contingences terrestres de l’existence qu’un haïku exprime la distanciation générant l’équilibre. Ainsi ce texte de Ryôkan :
Le voleur a tout pris
Sauf la lune
à la fenêtre !
Grâce à son regard furtif mais suffisamment intense, porté vers la lune, le poète est parvenu à se distancier de l’acte du voleur, dont il a été victime et à exprimer un certain humour en nous laissant supposer que le voleur aurait pu aussi bien « voler » la lune ! Humour rendu plus subtil encore par l’état d’esprit de l’intrus, tellement ému par la présence de la lune, qu’il n’aurait osé la dérober même s’il avait pu le faire ! La distanciation peut aussi s’opérer sous les effets conjugués du temps et de l’espace :
Sur la mer
Le soleil repose
Un soir…
Ces vers « arrêtent » l’écoulement du temps puisqu’ils fixent, en « l’espace » d’un instant, le soleil sur la mer, avant qu’il ne s’enfonce lentement sous l’horizon. L’immobilité de l’instant captée par la « photo » du poète situe le disque rougeoyant au point géométrique de l’espace– temps. Équilibre thématique sous– tendu par une distanciation concrétisée dans une absence de projection d’émotions sur le paysage : simple regard sur un soleil couchant qui repose « tranquillement » sur la mer, un soir quelconque.
L’absence de verbes tels que « descendre », « s’abaisser », « s’enfoncer » supprime d’emblée toute connotation affective au déclin apparent du soleil, au temps qui passe, au moment de la journée, et par là– même tout ressenti d’émotions telles que nostalgie, regrets, espoir.
De plus, l’emploi de l’article indéfini dans le dernier vers : un soir donne à ces mots une certaine banalité qui dépersonnalise, enlève toute connotation affective au soir en question lequel n’est marqué par aucun événement particulier concernant l’auteur. Soir quelconque parmi tant d’autres, soulignant davantage l’éphémère des jours qui passent, des soirs qui se succèdent aux soirs…
Mais, ainsi qu’il l’a été précisé plus haut, le détachement que permet la distanciation par rapport aux contingences humaines reste difficile. Alors, l’équilibre s’avère fragile et seul un fil ténu sépare quelquefois l’humour d’un silence, d’un désespoir non dit. Ainsi ces haïkus, l’un et l’autre de Shiki :
Solitude d’hiver
J’aimerais parfois interroger
Le Bouddha…
Cependant, le poète ne « bascule » pas : si son détachement est fragile, il l’habite toujours. En effet, Shiki aurait pu écrire : « solitude d’hiver / j’aimerais quelquefois parler / à d’autres personnes » mais dans ce cas, n’aurait plus subsisté qu’une phrase banale de la réalité quotidienne, ancrée dans un sentiment d’angoisse latente.
Le poète ne se lamente pas sur son sort, son questionnement n’est d’ailleurs pas constant, il dépasse le monde des humains vivants par son souhait d’interroger le Bouddha sur le sens de sa vie. La musique procède du rythme harmonieux des mots, des vers et de leurs sonorités respectives. Cette harmonie, essentielle au haïku, procède elle–même d’une maîtrise importante dans le choix des mots et de leur juxtaposition.
Il convient de noter à cet égard que l’harmonie requise ne découle pas obligatoirement du nombre de pieds traditionnellement imposé sur la base de cinq, sept, cinq. En voici un exemple :
Pont sur la Seine
Une jeune japonaise,
Rien que la nuit, le fleuve…
Quatre, sept, six pieds. Quatre images : un lieu : le pont. Un personnage : une jeune femme. Un moment : la nuit. Un élément « actant », potentiel : le fleuve. Situation équilibrée – certes fragilement – par le dernier mot qui ouvre en grand les « portes » de l’instant dans lequel tout peut survenir…
L’assonance dans les deux premiers vers par rapport au dernier, donne le rythme ainsi que la césure marquée par une virgule après « nuit », et le point de suspension après le dernier mot en prolonge l’effet et ouvre davantage le champ thématique. Maître des mots, maître du thème, maître des émotions qui peuvent naître, le haïjin, sur son fil, crée le vide en lui– même pour saisir l’Instant, dans l’effleurement continu du mono no aware ( mélancolie secrète des choses ).
Dossier « La notion de l’équilibre dans le haïku » de la revue GONG n° 43
Par Philippe Bréham
Surprise dans le haïku
Voici le premier essai d’une série sur les éléments constitutifs du haïku. À cette fin, on a délibérément choisi comme exemples plusieurs poèmes de langues différentes, d’une part pour éviter un certain nombrilisme, d’autre part pour donner un aperçu du développement du haïku en dehors des pays francophones.
En outre, les haïkus sont toujours présentés dans leur langue et écriture de départ et en traduction française. Ainsi on a aussi la possibilité de comparer les versions du point de vue linguistique. Comme les dates de création des différents exemples ne sont pas connues, il est possible que tel ou tel auteur ait entre-temps apporté des modifications.
Une caractéristique essentielle du haïku est – comme on le sait – la découverte de l’extraordinaire dans la vie quotidienne : un instantané qui nous montre l’inattendu saisi, et d’autant plus surprenant. L’étonnement de l’auteur est ainsi directement transmis au lecteur ou à l’auditeur, comme vécu par lui-même. Cela accroît le retentissement, l’écho intérieur (yoin en japonais) chez le lecteur, autre signe caractéristique du haïku.
L’élément de surprise se situe normalement à la fin, dans le dernier vers ou même avec le dernier mot. Et pourtant le haïku comme genre poétique doit être plus qu’un simple instantané, plus qu’une esquisse d’après nature ou une seule note de prose. Certes, on devrait aspirer à une description aussi objective que possible de l’incident ou de l’expérience, mais il ne faut jamais oublier la filtration par le cœur, par l’âme (kokoro) selon la tradition japonaise.
Force est de constater aussi dans ce contexte un certain lien avec la deuxième fonction du mot de césure (kireji), à savoir comme expression de la portée d’une perception extraordinaire sur l’état d’âme de son sujet (mot de surprise). Donc ce n’est pas le message en soi qui est important, mais sa création artistique.
Ce ne sont que le rythme, le son, la composition, les techniques rhétoriques choisies avec soin qui font du haïku une vraie œuvre d’art, une poésie qui a sa propre raison d’être. Bref, en fin de compte il est besoin d’un peintre talentueux de la réalité plutôt que d’un photographe amateur.
Un haijin à succès ne dispose pas seulement d’une réceptivité vigilante et subtile, mais également d’une compétence linguistique raffinée et créatrice. Quant au concept de mot de césure, il faut noter qu’il est souvent remplacé dans nos langues occidentales par des interjections comme « ah », « oh », « hélas » ou par des signes de ponctuation : le tiret, le point-virgule, les deux points, les points de suspension.
Parfois, la structure grammaticale des vers et la répartition du contenu suffisent à atteindre le résultat. Dans le même temps, la césure indique le passage à une nouvelle image distincte de la perception antérieure, provocant des réactions passionnées, comme admiration, étonnement, émerveillement, perplexité, joie, tristesse, solitude, prostration. Ainsi recourt-on à la pratique de la juxtaposition, alliée principale de la surprise.
fou ?
ce paysan qui sème
des goélands
Catherine LAFORTUNE (F)
Dans la main de l’enfant
le papillon renaît
origami
Jean DORVAL (F)
sur l’autoroute
un champ de maïs défile
à toute vitesse
Hélène LECLERC (CAN)
soleil de printemps
elle tourne vers la lumière
son regard aveugle
Monika THOMA-PETIT (CAN)
a cow comes
out of the barn
half hay
Jim KACIAN (USA)
une vache sort
de la grange
moitié foin
father’s birthday –
brushing snow
off his name
Bartbara SNOW (USA)
anniversaire de papa –
enlever la neige
de son nom
autumn wind
trying to keep myself
under my hat
John STEVENSON (USA)
vent d’automne
essayant de rester
sous mon chapeau
fetching firewood
I open the door
to moonlight
Janice BOSTOK (AUS)
pour plus de bûches
j’ouvre la porte
au clair de lune
the vendor of bed linen
in the market place
stifles a yawn
Andrew DETHERIDGE (GB)
le vendeur de draps
sur la place du marché
réprime un bâillement
Vernissage
Van Goghs Sonne versinkt
in ihrem Dekolleté
Claudia BREFELD (D)
Vernissage
Le soleil de van Gogh s’enfonce
dans son décolleté
Auf dem alten Foto
Glanz in den Augen
der Verstorbenen.
Tobias KRISSEL (D)
Sur la vieille photo
lueur dans les yeux
des défunts.
Wintermorgen
der alte Geigenbauer stimmt
das Schweigen
Gabriele REINHARD(D)
matin d’hiver
le vieux luthier accorde
le silence
Tussen bladzijden
over oorlog en geweld
een geplette mug
Adri van den BERG (NL)
Entre les pages
sur la guerre et la violence
un cousin écrasé
De oude visser –
vol aandacht boet hij een net
dat hij nimmer gebruikt.
Leidy DE BOER (NL)
Le vieux pêcheur
répare avec soin un filet
qu’il n’utilisera jamais.
Trots geeft de kleuter
zijn handje aan oma
getekend op papier.
Lieve MIGNON (B)
Tout fier le petit
tend sa main à mamie
dessinée sur papier.
paseo al sol
a solas con mi sombra,
vuelvo sin ella.
Marcos Andrés MINGUELL (E)
promenade au soleil
tout seul avec mon ombre,
rentrée sans elle
El río quieto
el reflejo del puente
lo parte en dos
Sandra PÉREZ (E)
La rivière calme
le reflet du pont
la divise en deux
pisando charcos
mi perra trae la lluvia
hasta el sofá
José Luis VICENTBARCELÓ (E)
en passant par les flaques
ma chienne apporte la pluie
jusqu’au sofa
noche corta
no para mí
y el mosquito
Israel LÓPEZ BALAN (MEX)
nuit courte
pas pour moi
et le moustique
Dossier « La surprise, élément constitutif du haïku » de la revue GONG n° 43
Par Klaus-Dieter Wirth
Métaphore dans le haïku
Introduction
Filons tout de suite la métaphore en en donnant une définition personnelle, j’ai longtemps cherché à vous la faire simple : la métaphore est une comparaison sans ‘comme’. La métaphore est très utilisée dans la poésie en général, elle est même (on parle de métaphore morte) banalisée dans nombre d’expressions quotidiennes (‘les pieds de table’).
Elle est proche et souvent confondue avec la métonymie, il faut dire… qui désigne un objet par un autre dans un lien de causalité, d’inclusion, de contiguïté ou de symbole. Ce lien est spécifique par rapport à la métaphore qui explore des champs lexicaux indépendants (ex. ‘à cheval sur un mur’), mais par ailleurs la métonymie n’est pas une comparaison évitée (ex. : ‘prendre un verre’ – inclusion matériau/récipient -, ‘se faire refroidir’ – causalité tuer/refroidir -, et… ‘le haïku francophone’ – inclusion haïku/haïkiste – !) Dans le dossier, on inclura dans métaphore globalement les deux figures rhétoriques, ainsi que la comparaison et le similé [1].
Le dossier est construit en deux parties. La première aborde la métaphore en haïku : comment elle est ou pas utilisée ou utilisable dans ce charmant petit poème ? En effet la métaphore est le plus souvent exclue du haïku.
Pourtant, comme nous le verrons, il y en a de nombreux exemples même chez notre grand Bashô (‘grand’ au sens figuré). Plusieurs articles se partagent le sujet :
– Francis Tugayé présente 3 types de métaphores et envisage une métaphore légère en haïku ;
– Klaus-Dieter Wirth compare la métaphore dans les haïkus japonais et dans les haïkus français, il défend un usage ‘léger’ de la métaphore ;
– Jean Antonini aborde ce qu’il dénomme la métaphore japonaise, l’usage du cliché japonisant, dans le haïku francophone ;
– Alain Legoin nous fait part de son expérience en atelier d’écriture de haïkus par rapport à la métaphore si spontanément utilisée dans la poésie française ;
– Enfin, Jean Dorval prône d’innover en haïku en utilisant la métaphore. La seconde partie, à l’origine du dossier, aborde la métaphore non plus dans mais à propos du haïku : comment le haïku est présenté, et voilà un oxymore intéressant car en fait le haïku réputé non métaphorique est très souvent présenté métaphoriquement !
Le matériau recueilli est particulièrement riche et, pour présenter les métaphores sur le haïku en évitant une liste à la Prévert (quoique très poétique !), l’auteur a dû les classer : il s’est basé sur les fonctions du haïku (sens, scène, attitude, écriture).
C’est l’objet d’un second article, compagnon du premier de cette seconde partie, texte qui peut se lire indépendamment. Métaphore et haïku valent bien un clin d’œil. Ayant repéré quelques haïkus qui métaphorisent… le haïku, et jusqu’à 3 métaphores par poème, l’un dans l’autre en quelque sorte (la métaphore puissance 2 !), je ne peux m’empêcher de vous livrer ce florilège :
Chaud comme une caille
Qu’on tient dans le creux de la main :
Naissance du haï-kaï. [2]
Tercet 5 7 5
exacte crypte de papier
— Vent et nuages [3]
le haïku
huître et perle
en même temps [4]
bonsaï fait poème
miniature de la vie même
éclats de mots-thèmes [5]*
Et pour un clin de l’autre œil, un ami m’a signalé le double sens du haïku qui suit, double sens tellement caché à un lecteur de culture occidentale que je n’y croyais pas. Mais si, ce double sens existe au Japon, par contre rien ne prouve que Issa l’ait eu à l’esprit… (le mont Fuji et l’escargot comme symboles des sexes féminin et masculin), métaphore japonaise contemporaine sinon historique sans être française je pense, mais c’est tentant :
katatsumuri
soro soro nobore
fuji no yama
petit escargot
doucement doucement grimpe
sur le mont Fuji
En conclusion, allons avec légèreté vers la métaphore subtile, mais fuyons l’hyperbole emphatique, la poésie n’est pas une rhétorique, enfin ! En deux mots… (litote) :
entre images subtiles
métaphore glisse sur un fil
le sens se faufile
Francis Kretz
[1] Olivier REBOUL, La rhétorique, Que Sais-je ? n° 2133, Éditions PUF, 1998 ;
[2] Julien VOCANCE in ***, Anthologie du haïku en France, sous la direction de Jean Antonini, Éditions Aléas, juin 2003 (p8) ;
[3] Jean ANTONINI, Mon poème favori, Éditions Aléas, juillet 2007(p106) ;
[4] Geert VERBEKE, Baobab, Éditions de l’AFH, avril 2006 ;
[5] Francis KRETZ, Éclats de vie, autoédité, octobre 2002 (p17).
ibus leo.
* Pour mémoire l’auteur a aussi conçu ([5] p8) un haïku en métaphore du compte de doigts ou de pieds, enfin non… de syllabes :
un deux trois quatre cinq
un deux trois quatre cinq six sept
un deux trois quatre cinq
Cela ne fonctionnerait pas en anglais ni en japonais, dommage.
L'éventualité d'emploi de métaphores dans le haïku (reflet de mes intuitions, et non de mes certitudes)
L’emploi de métaphores est envisageable mais extrêmement délicat. On peut distinguer trois procédés : le double sens, la métaphore discrète et la métaphore explicite.
I - Le double sens
Sombres sont les yeux
de l’épouvantail – rafale
à travers la bruine.
Dans ce haïku, j’utilise le double sens de Sombres : sens concret non critiquable (aspect noirâtre), sens métaphorique (empreint de tristesse). Le sens concret contrebalance le sens métaphorique personnalisant l’épouvantail. Ce sens métaphorique n’est pas imposé au lecteur – même si je force un tant soit peu le trait, j’en conviens : Sombres sont… Au lecteur d’interpréter ou de ne pas interpréter.
Désolé de remettre encore sur le tapis le thème de l’épouvantail, sujet éculé s’il en est ! J’avais proposé à un de nos amis cette réécriture :
Déferlante
L’épouvantail résiste
les yeux déchirés
Deux remarques par rapport à sa première mouture :
1° il y avait s’accroche ; un épouvantail ne peut pas en soi s’accrocher… il peut résister.
2° il y avait chavirés ; très expressif mais bien trop occidental.
Par contre, déchirés doté d’un double sens est envisageable, appliqué au sujet traité : sens concret (tissu déchiré), sens métaphorique (âme déchirée).
II - La métaphore discrète
On peut utiliser une métaphore discrète pour renforcer un aspect physique et concret, comme je l’ai tenté dans ce haïku :
Les monnaies-du-pape
luisent sous la lune froide
gouttes de lumière.
L’association de gouttes à lumière n’est pas naturelle, mais gouttes suggère beaucoup plus en ce seul mot que ne le ferait n’importe quel autre mot. Je vous laisse le loisir d’interpréter
à votre manière lune froide et gouttes de lumière.
III - La métaphore explicite
Une métaphore explicite doit pouvoir à mes yeux être justifiée. Notamment suggérer avec moins de mots ce qui pourrait être suggéré de manière apparemment plus simple… mais avec plus de mots. On pourrait utiliser des métaphores explicites dans d’autres cas si l’on suggère finement en premier lieu le rendu d’une impression plus floue, et éventuellement (pourquoi pas) des sentiments, des émotions.
Mais, pardon d’insister, c’est très délicat, il ne faut pas imposer une interprétation au lecteur ; même si elle est sous-jacente, elle doit être floue. C’est à vous de juger de la pertinence de ce haïku :
Pie en manteau noir
sur la barrière du champ.
Neige et ciel laiteux.
in Chevaucher la lune,
Éditions David, Ottawa (Ontario), 2001
L’effet métaphorique ― de mon point de vue ici assez léger mais moins discret que dans l’exemple précédent ― n’était pas du tout prémédité. En quelques mots, la pie est esquissée dans un contexte approprié : un temps de neige. Les deux expressions se renforcent mutuellement, ici par effet de contraste.
Ce haïku fut précédé et suivi d’essais différents : cette première version se voulait un hommage au peintre impressionniste Claude Monet, mais la pie est mise trop en avant, alors qu’elle est en retrait dans La pie, Musée d’Orsay, Paris. Cela donna une toute autre version sensée être plus proche de la composition du tableau :
Neige intacte
des monts jusqu’à la barrière du champ.
Tiens, une pie.
in Le bleu du martin-pêcheur,
anthologie trilingue, éditions L’iroli, décembre 2007
Dans ce haïku de Buson :
Chauve souris
cachée tu vis
sous ton parapluie cassé.
in Fourmis sans ombre, Maurice Coyaud, éditions Phébus (1999), page 91.
(sous réserve de la traduction/interprétation de ce haïku japonais)
Il s’agit bien d’un procédé métaphorique, non d’un pur procédé de juxtaposition susceptible de créer un lien chez le lecteur. Vous devinez facilement qu’il est question des ailes de la chauvesouris (et pas d’autre chose), bien qu’elles ne soient pas nommées.
Si vous apercevez une chauve-souris… sous un parapluie, j’espère que vous aurez un
appareil photo pour immortaliser l’instant ! Il y a une justification à l’utilisation de cette métaphore dans l’influence fortement animiste des japonais.
En conclusion à ce stade, je ne prône pas la métaphore explicite, sauf dans quelques cas rares, difficiles à discerner, mais ceci nécessiterait de faire un développement plus conséquent.
Remarque sur la suggestion et le non-dit
Ce sont mes deux leitmotiv. Il ne s’agit pas de faire dire au haïku ce qu’il ne dit pas, ce qu’il ne doit pas dire (quoique je me contredise à propos du double sens). Il s’agit d’essayer de suggérer non pas une idée mais une impression floue – une impression rendue plus floue par la suggestion, le non-dit. Rien n’empêche, à mes yeux, de suggérer des sentiments s’il y a double sens d’un mot ou d’une expression (sens concret, sens métaphorique).
Donc, dans parapluie cassé, Buson tente de suggérer – sans l’imposer au lecteur – une ambiance rendue plus forte par une image saisissante (non abstraite). Dans ce cas, il n’y a pas a priori de double sens… mais l’ambiance rendue est susceptible de mener le lecteur au-delà des mots.
La question de la métaphore
La question de la métaphore dans le haïku est à considérer au sein du problème plus profond du rapport entre le langage et la réalité. La métaphore est un procédé d’expression qui donne à un mot un sens qu’on lui attribue par une comparaison imagée. Donc c’est un acte mental, un transfert de la signification originelle à une idée apparentée, par exemple d’un terme concret à un contexte abstrait, une substitution analogique.
Le haïku par contre se présente essentiellement comme un instantané concret, une approche directe sans détours. Voilà la source de la divergence des deux aspects et de là aussi la confusion que l’on rencontre de temps à autre chez les haïkistes.
Cependant, ce serait sans aucun doute une conclusion erronée que de refuser tout emploi de la métaphore dans le haïku, et une position simpliste qui part de la supposition qu’utiliser la métaphore, c’est avouer son impuissance à dire « juste » ou encore qu’on y impose automatiquement à l’autre une image, sa propre façon de percevoir les choses tout en ne lui laissant pas le soin de se faire sa propre présentation mentale.
Il est vrai que chaque être reste ce qu’il est et rien d’autre, mais utiliser la métaphore ne signifie pas forcément diluer l’image, disperser l’attention du lecteur, même dénaturer cet « esprit haïku » qui veut que chaque objet, chaque moment soit unique et absolument original.
Bien au contraire, il faut retenir ce qu’a avancé entre autres Michel Foucault, à savoir que la métaphore est inévitable dans le langage du fait qu’il y a beaucoup moins de mots que d’objets dans la réalité et que par conséquent certains mots servent à désigner différentes choses, d’où la polysémie. Le seul langage strictement sans métaphore est le langage scientifique qui y tend en s’apurant du langage ordinaire parce qu’il aspire a priori à décrire la réalité de la manière la plus précise possible.
D’un autre côté, on demande souvent trop à l’homme ordinaire quand on le confronte juste au terme technique précis au lieu d’une métaphore plus compréhensible de prime abord. Prenons comme exemple « le plectre » qui désigne cette petite pièce de bois ou d’ivoire pour pincer les cordes de la lyre, de la cithare, etc., donc un mot employé en histoire ancienne ou même son équivalent dans le langage actuel : « le médiator ».
Dans ce cas très probablement une expression nouvellement créée comme « un grattecordes » serait beaucoup intelligible au premier abord. Quoi qu’il en soit, il est tout simplement impossible d’ignorer la métaphore. Et pour cette raison, on l’a toujours rencontrée dans le haïku.
Cependant, pour apprécier ce fait à sa juste valeur, il faut encore mettre en relief les conceptions différentes qui se rattachent à son usage dans son pays d’origine et dans le monde occidental. A l’avance, une remarque préliminaire sur la métaphore en tant que telle : dans le langage familier, il y a un grand nombre de métaphores affaiblies (tête de pont, bras de mer, pied de table) développées dans le but louable d’illustrer, de vivifier un objet, une qualité, un événement par le biais du sens figuré.
Mais la vraie métaphore lyrique dégage, au-delà de la simple acception du mot, d’autres forces d’expression : elle produit de nouveaux rapports. A cet égard, la portée s’étend
de l’epitheton ornans, rien qu’un embellissement de peu de valeur effective, jusqu’à la
métaphore absolue dont le caractère de ‘chiffre’ renonce à tout tertium comparationis, à
toute valeur de référence logique, pour créer un plan de vision tout à fait neuf, imagé et immédiatement sensoriel. On en trouve des exemples même chez Bashô :
Sur une branche nue
Un corbeau s’est perché
Crépuscule d’automne
(TRADUCTION ALAIN KERVERN)
La nuit tombe sur la mer –
le cri des colverts
s’éclaircit
(TRADUCTION CORINNE ATLAN ET ZÉNO BIANU)
Sérénité
Vrillant le roc
La voix d’une cigale
(TRADUCTION RENÉ SIEFFERT)
Et pourtant ! Si on compare cet emploi de la métaphore avec celui dans le haïku de l’Ouest, on constatera une mise au point – j’ose dire – fondamentalement différente. C’est que les Japonais aiment la métaphore implicite, c’est-à-dire qu’ils ont une tendance à cacher l’objet d’une façon subtile, tandis que les Occidentaux préfèrent la métaphore explicite qui désigne le phénomène plus ou moins directement.
Ainsi, il est révélateur que la métaphore explicite soit très rare dans le haïku classique mais apparaisse plus fréquemment dans le haïku moderne (gendai haïku), de toute évidence sous l’influence des contacts et de l’échange avec l’Ouest. En dépit de tout cela, l’existence de cette défiance à l’égard de la métaphore dans le haïku continue chez les Occidentaux.
Quelle en est la provenance, la cause ? Elle est certainement fondée sur un malentendu, sinon un préjugé. C’est que le haïku japonais ne prend pas par principe ses distances vis-à-vis de la métaphore mais il est vrai qu’il ne la considère pas en premier lieu comme une figure de rhétorique sous la forme d’une analogie construite.
On fait plutôt abstraction le mieux possible de la conscience du moi, du sujet. Donc l’auteur ne tient pas au bon emploi de ce procédé de style en particulier, mais à la préparation soigneuse de la lecture (!) de tout le haïku afin que le lecteur puisse en tirer ses propres associations, de caractère métaphorique ou symbolique ou allégorique.
Ainsi dans un bon haïku japonais la métaphore se cache de préférence dans le fond, dans la profondeur du verset. Par conséquent, le haïku en tant que tout tend à être métaphorique d’une manière inhérente ! N’oublions pas à ce propos l’importance du mot de saison (kigo). Le ‘kigo’ est en quelque sorte un système de référence, un réservoir de rapports garantis, ce qui renferme cependant en même temps le danger de la perte d’originalité puisqu’il s’agit d’un almanach bien codifié pendant des siècles.
Par ailleurs, le ‘kireji’, à la fois mot de césure et mot de soupir, n’est pas seulement un pont déjà construit dont on peut se servir à volonté, mais plutôt un projet de transition, une invitation à jeter ce pont qui permettra une communication entre les deux rives. De cette façon, le ‘kireji’ est encore beaucoup plus ouvert, plus indépendant que le ‘kigo’.
Son plus haut degré d’implicite signifie à la fois un plus grand défi à l’imagination du lecteur. Et c’est cet espace vide, cette lacune, qui incorpore tout un éventail de solutions possibles. Il en résulte un type de métaphore qui ouvre tout grand les deux perspectives en donnant libre cours à la planification de la traversée.
En définitive, le ‘kireji’ est un moyen d’expression très complexe qui peut adopter plusieurs fonctions : celle d’un simple instrument de versification ou d’un signe de ponctuation, mais aussi celle de l’ancrage de juxtapositions et celle d’un indice d’émotions personnelles.
Et dans ce contexte, il serait peut-être plus convenable de considérer un certain esprit métaphorique plutôt que se fixer sur une vue étroite basée sur la métaphore
chère à la rhétorique occidentale. Mais de toute façon, la métaphore dans le haïku doit être interprétée comme une partie intégrante, une composante essentielle du poème, et cela peut être particulièrement complexe jusqu’au degré où l’ensemble de ses trois vers peut aboutir à une métaphore unique !
Il en résulte encore quelques recommandations pratiques pour sa mise en œuvre dans la composition d’un haïku :
– éviter la métaphore au sens trop strict du terme ;
– éviter la métaphore trop abstraite, trop intellectuelle ;
– éviter plus d’une métaphore au profit de la simplicité et de l’homogénéité de l’image présentée ;
– veiller à ce que l’esprit général du haïku soit métaphorique.
Tous les haïkus sont comme des lunettes herméneutiques pour déchiffrer les secrets de la nature, de nos environs, de notre monde. Le haïku vit essentiellement de la fonction des renvois, l’âme de la métaphore !
Il reproduit la complexité de la vie et c’est sous cet aspect de la réciprocité que se rencontrent le haïku et la métaphore, animés les deux du même esprit ! Ce qu’a dit une fois David Lanoue est sûrement vrai :
« Les poèmes de l’Ouest sont des murs finement décorés ; les haïkus sont des fenêtres. »
[David Lanoue: What Silence Does to Poetry : Pushkin and Issa. Conference of Haiku Club Sofia and New Bulgarian University, 2007, Sofia.]
Dossier « Métaphore et haïku » de la revue GONG n° 20
Par Francis Kretz, Francis Tugayé, Jean Antonini et Klaus-Dieter Wirth
Silence dans le haïku
Yoake no shijima
Yuki no ué ni
Huritsumu yuki no shizukesa
Silence de l’aube
Et de la neige qui tombe
Sur la neige…
Quoi de plus pur silence que celui de la neige qui tombe sur la neige ? On ne l’entend pas mais on l’écoute. Il existe, ne serait-ce que par le contact d’un flocon sur un autre flocon. Mais ici, le bruit et le silence se confondent et le bruit le plus « silencieux » habite la matière, la neige, comme il habite sa chute sur elle-même.
Toutefois, le contact de la neige sur la neige produit immanquablement un son, lequel n’est pas audible à l’oreille humaine, du moins à peine perceptible. Cette limite extrême de l’écoute, seule en effet, la poésie peut l’appréhender si le poète et le lecteur sont dans l’instant, unis en eux-mêmes, pour supprimer la dualité sujet / objet, le premier s’effaçant derrière le poème, le second, derrière les mots.
Le silence de l’aube peut, lui, se percevoir par le susurrement d’un vent léger dans les branches des arbres, par le tintement lointain d’une cloche matinale dans un village ou même par l’aboiement fugace d’un chien dans la campagne. Ces deux silences mêlés, l’un pur, l’autre relatif, confèrent au paysage un mystère, celui d’une nature où tout bruit semble « étouffé ».
Scène d’un paysage d’hiver où perceptions visuelle et auditive se juxtaposent. Comme le souligne Henri Brunel, un haïku « c’est le temps accordé au silence…». Dans le poème qui suit, Bashô nous en montre l’importance :
La cloche du temple s’est tue
Dans le soir, le parfum des fleurs
En prolonge le tintement
Le silence, parce qu’il est non dit, se révèle ici dans sa plénitude, grâce, paradoxalement, au bruit que faisait la cloche du temple l’instant d’avant. Le parfum des fleurs le matérialise en prolongeant le souvenir immédiat du son de cette cloche qui s’est tue. Et ce subtil instant qu’est le soir en accentue le prolongement. Un autre haïku de Bashô :
Silence.
Le cri des cigales
Creuse les rochers.
Là, le silence est exprimé verbalement. En l’occurrence, son expression directe, placée en premier impliquerait d’abord le silence d’où jaillit ensuite le cri des cigales qui taraude la roche. En outre, si le cri des insectes avait toujours été, l’impression du creusement de la roche eût été amoindrie.
Cependant, une autre signification vient à l’esprit : le silence est ici dans le cri des cigales, il se confond avec lui par une lancinance auditive, continue, qui fait partie de la nature environnante. Dans cette deuxième interprétation, c’est le cri des cigales, à l’exclusion de tout autre bruit, qui devient le silence naturel et génère ensuite une perception visuelle par laquelle les rochers alentour semble se creuser.
Là aussi, l’aspect lancinant et continue des stridulations peut conduire le lecteur à ressentir une impression de suspension du temps, voire une attente, celle, simplement, de la fin du « chant » qui, en général, diminue et tombe vers le soir. Il convient de noter l’emploi subtil de métaphores similaires utilisées dans chacun de ces deux derniers poèmes. Voici à présent un haïku de Shiki :
Un sanctuaire.
Des oiseaux endormis sur l’eau
Et les lumières, au loin, d’un jardin
Dans ce texte où il n’y a pas de métaphore, tout n’est qu’image, l’image du silence dont le mot, encore, n’est pas dit (jo-yô). Trois plans successifs apparaissent : l’étang où dorment les oiseaux, le sanctuaire de l’autre côté, et au fond, des lumières lointaines. Ces trois images suggèrent chacune le silence, lequel forme un silence global dans la vision totale de la scène et la perception visuelle se suffit à elle-même pour l’exprimer.
En effet, nul besoin ici d’avoir recours à des perceptions auditives et olfactives pour créer la perception du silence. La perception visuelle dans ce haïku nous fait ressentir l’immobilité apparente du temps où l’image semble figée dans l’instant décrit dont on pressent l’éphémère : lorsque viendra l’aube, les lumières du jardin s’éteindront et les oiseaux sur l’étang se réveilleront.
Le silence visuel de cette scène génère le calme, la sérénité, puis le silence intérieur qui, de manière indicible, se pose sur ces trois images : le sanctuaire, l’eau presque immobile de l’étang, les oiseaux endormis. Et du lien de ces images surgit le mystère des choses que les japonais appellent yûgen, qui se définit plus exactement par l’insaisissable sens des choses.
Voici un dernier haïku, du poète Ryôta :
Ils sont sans paroles
L’hôte, l’invité
Et le chrysanthème blanc
De prime abord, l’on ne retiendrait que le silence admiratif de l’hôte et de son invité devant le chrysanthème blanc, et celui causé par la seule volonté tacite de chacun d’eux de respecter leur propre silence. Mais ce serait sans tenir compte d’un autre petit événement : le silence de la fleur qui surgit de sa beauté même.
C’est donc un silence à trois auquel ce haïku nous invite. Ainsi, selon Roger Munier, le silence des deux humains n’est plus seulement admiratif car ils sont incités, presque contraints, à partager le silence de la fleur. Leur silence d’humain adhère à quelque chose d’extérieur à eux-mêmes, quelque chose qui les dépasse et auquel ils n’accèdent qu’en se taisant.
Le poète exprime ici, dans le troisième vers, un respect particulier envers la fleur qu’il n’hésite pas à personnaliser ; nous sommes bien en présence d’une autre caractéristique du haïku qu’est shiori, c’est-à-dire la sensibilité à l’égard de la nature. Ce qui survient alors à cet instant fugace, dans la contemplation de cette fleur, n’est-ce pas autre chose qu’une forme de Satori, une fusion de l’être avec le monde, avec ce petit chrysanthème blanc, soudain rendu immensément présent dans un fugitif moment de notre existence ?
Comme le dit une Parole de Sagesse Zen : « Écouter le chant de l’oiseau, non pour sa voix mais pour le silence qui suit. » S’il en est parfois ainsi dans le monde des hommes, l’on pourrait conclure enfin par un proverbe japonais :
Kotoba ga iwanakatta chimmoku no hana koto desu.
Les mots qu’on n’a pas dits sont les fleurs du silence.
Il s’agit ici du silence pris en tant qu’absence de paroles ou de bruit, différent du silence de la nature que le japonais traduit par seijaku.
Dossier « Présence du silence dans le haïku » de la revue GONG n° 44
Par Philippe Bréham et Danièle Duteil